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Ce que l’art doit à la flânerie

Le visiteur d’un musée, d’une exposition ou d’une galerie d’art impose aux organisateurs, scénographes et artistes le rythme de sa marche. À quoi sert la monumentalité des musées, le vide instauré autour des œuvres artistiques sinon à ralentir son pas ?

La visite d’une exposition se vit comme celle d’un jardin ou d’un marché : debout, de manière souvent distraite, le manteau sur le dos. Les pas du visiteur déjouent toute tentative de maîtriser son temps, de lui imposer un ordre ou une trame narrative. Ils inspirent l’humilité aux organisateurs d’exposition.

En comparaison, un metteur en scène ou un réalisateur de cinéma pourra exposer au spectateur assis son point de vue ; tout est fait dans la salle obscure pour forcer l’attention du public. C’est de ce contrôle quasi total de l’attention du spectateur que le réalisateur tire son autorité sur l’équipe de tournage. C’est lui qui choisit non seulement ce que le spectateur voit et entend, mais aussi quand et comment. 

L’organisateur d’exposition, quant à lui, ne contrôle pas aussi étroitement les mouvements du visiteur. Le visiteur marche dans l’exposition et peut décider de lire ou non ce qui lui est présenté, de s’attarder devant les œuvres de son choix, de se détourner d’autres et de choisir son propre parcours. Le rapport de pouvoir entre scénographes, commissaires d’exposition et artistes diffère donc de celui existant entre les membres d’une équipe de tournage. Ce rapport est en partie déterminé par la marche du visiteur. Il serait, par exemple, tout autre si le visiteur était assis devant une scène tournante lui révélant un à un les objets de l’exposition. 

La flânerie du visiteur d’exposition engrange toute une politique. Sa marche, cet acte banal, définit le milieu artistique contemporain. Elle encourage les démarches artistiques individuelles, elle confère une multiplicité de sens aux oeuvres, elle déjoue toute tentative de mainmise sémantique sur les expositions.

Le milieu artistique entretient néanmoins une certaine ambiguïté au sujet de l’errance du visiteur. Il proclame haut et fort les vertus de l’interprétation et de la découverte artistique personnelle. Mais il s’en sert également afin de distinguer les fins connaisseurs des visiteurs prétendument incultes ou sans goût. La flânerie est alors stigmatisée, présentée comme vulgaire, irrespectueuse, consumériste. On ne serait pas dans une galerie d’art comme dans un supermarché !

On peut se demander si l’errance du visiteur ne serait pas entretenue afin de maintenir une hiérarchie sociale. Car, en vérité, beaucoup de galeristes, commissaires d’exposition et autres professionnels de l’art donnent un sens bien précis aux œuvres qu’ils exposent. Ce sens est parfois contestable, il peut se réduire à la réputation des artistes exposés, à la valeur commerciale de leurs œuvres, aux réseaux auxquels les artistes appartiennent, à leur éducation, leur nationalité et leur origine sociale. Cette lecture-là, certains professionnels de l’art préfèreront la réserver à quelques initiés, informellement, presque secrètement, lors de vernissages et visites privées, et laisser les autres visiteurs se perdre dans leur imaginaire. 

La liberté de mouvement dont nous jouissons lorsque nous visitons des expositions a des effets complexes sur la structure de pouvoir du milieu artistique. La flânerie du visiteur mérite dès lors de faire l’objet d’une réflexion approfondie lorsqu’une exposition a pour ambition de bousculer les règles et codes préétablis de ce milieu.