L’ordre est, de nos jours, prôné dans tous les domaines : l’ordre pour votre sécurité, pour votre confort, pour vous faire faire des économies, pour plus de justice. L’ordre aurait toutes les vertus. Plus nous mettrions de l’ordre dans nos vies, plus nous pourrions être efficaces le jour et dormir sereins la nuit. Le stress, le manque de temps et d’argent seraient dus à nos errances et à notre manque d’assiduité. Les discriminations sociales, le réchauffement climatique, la crise des subprimes, tous les problèmes de société pourraient être résolus par un meilleur encadrement des activités humaines.
Or la poursuite d’un ordre toujours plus général est-elle réellement la solution à tous ces maux ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’un “trouble obsessionnel compulsif d’ordre collectif”, d’un fétichisme dissimulant des inquiétudes bien plus profondes qu’auraient nos sociétés contemporaines ?
L’ordre ne peut être harmonieux que s’il est accompagné d’un vide, d’un espace suffisamment vaste afin de pouvoir apprécier sa géométrie. Chaque nouvelle règle, chaque nouvel horaire à suivre et chaque nouveau principe à respecter devraient donc être accompagnés d’un nouvel espace de liberté ; l’ordre et le désordre devraient être proportionnels. Où est la proportion en ce qui concerne les messages de sécurité et mentions légales nous bombardant au quotidien ? Où est cet espace de liberté justifiant les agricultures intensives et chaînes automatisées de fabrication ? Quel espace pour l’oisiveté ?
On peut imaginer que les classes modestes furent jadis particulièrement touchées par le désordre, par l’urbanisation sauvage, les économies balbutiantes et l’absence d’État de droit. Plus on montait dans l’échelle sociale, plus on pouvait sans doute espérer avoir une vie bien rangée.
De nos jours, l’ordre règne sur l’ensemble des classes sociales, des rayons impeccables de supermarché jusqu’aux flux optimisés de circulation. Cependant, plus nos vies sont rangées, plus nous rêvons de désordre, de rencontres improvisées, de moments fortuits, de bordel, de coups de cœur et de coups de tête.
Pour y répondre, la société industrielle imite le désordre au travers de chaînes de cafés bric-à-brac et de boutiques aux façades rustiques. On s’y perd pendant quelques heures pour échapper à l’ordre ambiant, on s’y laisse surprendre, mais pas vraiment, par leur dédale d’étagères, patios et coins sofa. On en fera même des destinations touristiques huppées, des villégiatures urbaines avec leurs magasins fourre-tout, meubles vintage et touches d’exotisme savamment disposées.
L’illusion serait parfaite si nous ne devions pas planifier nos échappées, emprunter trains, autoroutes et aéroports, file après file, contrôle après contrôle, message de sécurité après message de sécurité. L’oisiveté, apprend-on, exige, elle aussi, beaucoup de discipline.