Les interfaces digitales nous permettent d’échanger des informations, d’interagir avec autrui et les systèmes informatiques dont nous dépendons au quotidien. Mais qu’advient-il lorsqu’une grande part de ces interfaces ne sert plus réellement à « inter » agir mais à satisfaire nos désirs, à refléter à l’infini notre image sans que jamais autrui y apparaisse ?
Telle est la fonction principale d’un nombre grandissant d’interfaces, depuis celles pour se trouver un taxi, se faire livrer une pizza jusqu’aux interfaces pour partager les photos de son dernier week-end. Ces interfaces, bien sûr, nous font interagir avec autrui, mais avant tout afin de répondre à nos envies.
L’utilisateur d’un service de proximité se voit au centre de la carte affichée sur son application mobile. Il est au centre des préoccupations. Les chauffeurs, livreurs, et autres fournisseurs de services gravitent autour de lui comme dans l’attente de l’expression d’un nouveau besoin, d’un nouveau désir du consommateur roi. Cette carte est inversée du point de vue des fournisseurs de services. L’interface leur permet de poursuivre diverses missions afin de maximiser leurs gains, dans une sorte de chasse au trésor. L’empathie entre consommateurs et fournisseurs de services est découragée au nom de l’efficacité : plus chacun pourra satisfaire ses désirs, mieux la société en général se portera.
Ce rapport égocentrique au monde est défendable quand il s’agit de transactions commerciales, mais beaucoup moins dans les rapports humains. L’avantage peut-être des cartes papier était qu’on devait y trouver sa position au même titre que celle d’autrui, et donc être plus intéressé à comprendre d’où il vient, quelle est sa situation et où il va. Les applications pour commander un taxi ou trouver un chauffeur ne cherchent pas à faire interagir passagers et conducteurs. Grâce à elles, aucun mot ne doit être échangé, rien ne doit contredire ou nuancer la poursuite égocentrique de nos désirs, d’où leur utilité, d’où la satisfaction qu’on a à les employer et leur succès.
Cette même satisfaction peut être ressentie sur les réseaux sociaux. Le selfie réinvente le miroir. Le plaisir qu’on y ressent n’est pas celui d’appartenir à une communauté, ni d’interagir avec autrui, mais de projeter son image et d’amasser les likes. S’admirer dans un miroir invite au moins à la rêverie, à se construire une image de soi au travers de situations et commentaires imaginaires. Ces moments d’intimité sont dorénavant remplacés par la statistique en temps réel des likes, par une interface de jugement sans appel où l’on ne se parle plus mais où l’on vote pour ce qui nous fait plaisir.
Les interfaces d’aujourd’hui canalisent, dénaturent et commodifient les interactions humaines afin d’en retirer un maximum de valeur marchande. Ces interfaces ont pour objectif de nous séparer les uns les autres, de se substituer à autrui en nous promettant d’assouvir nos désirs.
À leur décharge, les interfaces nombrilistes trouvent leur terreau dans les domaines où les interactions humaines sont déjà majoritairement commodifiées. Une fois les relations humaines devenues exclusivement transactionnelles, les éliminer au profit d’interfaces automatisées est avantageux pour tous. Pourquoi perdre le temps d’écouter, d’expliquer et de comprendre lorsqu’il ne s’agit que de satisfaire ses besoins personnels ? Posée ainsi, l’interaction humaine devient un problème qu’il s’agit de résoudre, une opportunité gigantesque pour les startups et géants informatiques d’apporter des solutions aux erreurs qu’elle cause et au temps qu’elle nous fait perdre.
Les interactions humaines, avouons-le, sont loin d’être toutes satisfaisantes. Rechercher à en éliminer certaines est louable, peut-être même nécessaire afin de pouvoir continuer à se supporter les uns et les autres dans un monde toujours plus peuplé. Si tel est notre parti pris, ayons au moins l’honnêteté de nommer les interfaces ayant en commun cette ambition, et demandons-nous dans quels domaines l’interaction humaine doit, au contraire, être encouragée.